L’OREILLE CHERCHE À VOIR

Entretien avec l'historienne de l'art Julie Ramos pour la revue Roven
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Julie Ramos : Plutôt que l’idée de « silence » reliant le sonore et le visuel, qui revient souvent dans les textes que j’ai pu lire sur votre pratique, j’y vois des effets communs de saturation et d’intensité modulant des espaces monochromes. Les compositions sonores sont tenues de bout en bout, même lorsqu’elles comportent des effets de rupture, comme celui qui intervient presque au milieu de « Corridor » (album Ordine Prior, Razzle Dazzle, 2015), avant une multiplication des fréquences qui finit par affecter l’harmonie. Vos dessins sont caractérisés par un recouvrement complet du papier, bien que plus ou moins dense, au sein duquel émergent des formes géométriques, organiques, ou des effets ondulatoires. Pourriez-vous décrire votre technique graphique ?

Benjamin L. Aman : J’utilise du pastel sec noir que je mélange parfois avec du noir de fumée. Il m’arrive d’employer des pastels de couleur, mais leur superposition peut aussi conduire à un obscur- cissement. Les pastels sont d’autant plus fragiles que je les réduis en poudre pour ensuite les appliquer avec des outils, tels que des brosses, des objets que je fabrique à partir de tampons et de feutre.

J. R. : Vous utilisez donc le pastel comme un pigment et non sous la forme de bâtonnets. C’est aussi ce qui vous permet de recourir à des pochoirs pour obtenir des formes géométriques, comme des cercles, des arcs, des angles, etc.

B. L. A. : Oui, je travaille souvent avec la réserve du papier. C’est un procédé que j’adopte au départ pour ne pas laisser de traces, mais il s’en produit toujours à la périphérie des formes. Les ruptures que vous évoquez existent donc aussi dans mes dessins, mais le plus souvent on ne les voit plus, elles sont enfouies ou assourdies. Le dessin se construit autant par son apparition que par son propre effacement, dans un geste ambivalent d’addition et de soustraction de matière.

J. R. : La technique induit un effacement du geste créatif. Recherchez-vous cette économie du geste et cette mise en suspens de la subjectivité ?

B. L. A. : Oui, et c’est aussi ce que je recherche en musique. La machine électronique est une sorte d’alter ego. Il y a beaucoup de matière sonore dans ma musique que je laisse les machines produire.

J. R. : Si la musique électronique nécessite tout un appareillage pour être produite, le dessin, à l’inverse, relève de l’artisanat le plus radical. Ne pensez-vous pas que la gestualité et la temporalité du dessin pourraient avoir pour fonction de contrebalancer la tech- nologie nécessaire à votre pratique de la musique électronique ?

B. L. A. : Il y a pourtant un vocabulaire commun entre mes dessins et ma musique. Je pratique souvent les deux de manière connexe, et mes gestes de composition se confondent peu à peu. De même, les matières sonores et picturales que j’utilise me semblent partager beaucoup de qualités physiques et sensibles. Je pose des surfaces, des espaces, je les superpose, je cherche des contrastes, des ouver- tures, des vibrations qui relèvent autant du visible que du sonore.

J. R. : Dans un texte sur votre travail, Marie Cantos rapporte vos expressions de « cécité de l’ouïe » et de « surdité de la vue1 ». Font-elles référence à ce que vous regardez comme des états d’infirmité auxquels vos œuvres apporteraient une forme d’anti- dote, ou considérez-vous que vos œuvres permettent d’en faire l’expérience ?

B. L. A. : Je pense mon travail comme une manière, peut-être d’in- terroger, mais surtout d’investir les limites respectives des sens, de chercher des liens entre différentes régions de l’espace et du temps. Peut-être que la recherche de l’expérience d’un continuum dans mes dessins et ma musique constitue un idéal – qu’on pour- rait d’ailleurs qualifier de romantique – qui s’oppose aux ruptures constantes de nos expériences du monde.

J. R. : On pourrait également considérer le monde quotidien comme empli de flux continus, qu’il s’agisse d’informations ou de mouvements économiques. Dès lors, les flux visuels et sonores que vous mettez en œuvre me semblent en être parents et distincts à la fois, ce qui crée une forme de tension avec le réel. C’est aussi romantique dans le sens de la recherche d’une réduction de l’écart entre l’art et la vie. Pour continuer à tirer le fil de la cécité, il y a peu à voir dans vos dessins. On a souvent du mal à y discerner et donc à y identifier les formes. Cela est dû également au fait que vous n’utilisez pas le dessin comme contour d’une forme. Le noir du pastel, son caractère nocturne, cache plus qu’il ne montre. Dans une même perspective, le dessin Paysage 0 (2018) me fait penser à la manière dont le peintre William Turner propose, dans sa toile Regulus (1828, reprise en 1837), une sorte de rapport d’expérience de l’aveuglement de ce consul romain, auquel les Carthaginois avaient coupé les paupières avant de l’exposer au soleil, autant qu’un espace d’expérience pour le spectateur qui ne perçoit plus qu’une tache lumineuse dissolvant les formes.

B. L. A. : L’exemple de Turner m’évoque l’idée de Jean-Luc Nancy d’un art comme « expérience qui se retourne ». C’est une idée que j’aime beaucoup. Plus que la production d’un objet à voir ou à écouter, dessiner, composer, permet en quelque sorte de déplier un regard, qu’il soit visuel ou sonore, de le faire s’interroger sur sa propre nature, son désir de voir.

J. R. : Outre Turner, je pense aussi aux procédés des paysages de Caspar David Friedrich, où les effets de symétrie, de géométrisation et d’indistinction (par la représentation de la neige, de la brume ou de l’obscurité) contredisent la représentation d’un espace qui serait physiquement parcourable. Friedrich compose par strates, comme vous semblez le faire dans la série Le long des falaises (2017). Vos œuvres paraissent déployer, y compris pour les espaces sonores, une profondeur qui n’est pas euclidienne.

B. L. A. : Pour Le long des falaises, j’ai superposé les tons d’une gamme de bleus de Prusse, dégradés du bord inférieur au bord supérieur de la feuille, en explorant les vibrations de la couleur et ses microtonalités. C’est un espace sans fond, traversé par des modulations, des zones, des accidents, des profondeurs.

J. R. : C’est aussi en cela que vos dessins nous placent au seuil du visible et de l’invisible, et je les qualifierais volontiers de « déceptifs ».

B. L. A. : J’essaie de laisser exister les éléments que je manipule, de les écouter, de regarder comment ils s’organisent. Je m’ar- rête certainement avant qu’une réponse trop définitive me soit apportée, ce qui induit peut-être une forme indécise, voire trom- peuse. Mon travail est tenu par une forme d’impossible. Il me semble cependant que quelque chose émerge dans la durée, dans ce bloc de temps qu’est l’œuvre, y compris dans les dessins. J’ai envie de penser, comme le dit Gaston Bachelard, que la durée ne fait pas que durer, mais qu’elle vit.

J. R. : Au fond, vos œuvres produisent simultanément une expé- rience synesthésique et une réflexion sur l’idéal de la synesthésie : sur ce que sont le visible et l’invisible, l’audible et l’inaudible, les possibilités et impossibilités d’une visualisation du sonore et d’une sonorité du visible.

B. L. A. : Oui, j’y vois là des zones d’expérience qui rejoignent certai- nement mon propre rapport à l’art. J’ai découvert l’art comme une possibilité de m’extraire du réel, comme un ailleurs, une parenthèse ouverte. C’est par exemple le cas des espaces de projection que sont les dessins de la série A silent flow (présence d’une présence) datant de 2015.

J. R. : Cette série a-t-elle une relation avec l’image en mouvement, qu’il s’agisse de l’écran d’ordinateur ou du cinéma expérimental ? Il y a d’ailleurs aussi une qualité cinématographique dans vos compo- sitions sonores.

B. L. A. : La projection d’images et l’organisation des images mentales m’intéressent. Et il est vrai que je travaille souvent par séquences, par sessions de dessin, comme on peut parler de sessions d’enre- gistrements ou de filmages. En revanche, je n’avais pas pensé aux écrans d’ordinateur. L’idée était celle de la captation d’un flux dans un cadre identique d’un dessin à l’autre. Je commence à dessiner, à l’aide d’un cache, le cadre blanc qui recueillera le flux. Je dessine à l’intérieur et j’arrête à chaque fois qu’une image m’apparaît préci- sément dans ce cadre, puis je trace le reflet de l’écran dans le bas de la feuille. Cela rejoint ce que vous disiez du seuil du visible et de l’impossibilité de l’image. Par ailleurs, les expérimentations historiques de « cinéma aveugle » ou de « cinéma pour l’oreille », des pièces sonores faites pour être écoutées devant un écran noir ou blanc m’ont beaucoup marqué.

J. R. : On pourrait de même y voir un écran qui s’éteint en laissant apparaître des fantômes, les traces d’un poltergeist, et donc des formes incontrôlées, telles que vous les évoquiez au début de cet entretien.

B. L. A. : Oui, il existe aussi en musique une diversité de fréquences fantômes qui ressortent lorsque l’on travaille la distance entre deux ou plusieurs ondes. Ce sont des sons qui m’attirent. Ils ne sont pas composés, mais surgissent dans l’oreille qui les écoute.

J. R. : Nombre de vos travaux m’ont fait penser aux dessins d’Adolphe Appia2, qui s’est également intéressé aux relations entre le visuel et le sonore : que ce soit, dans la série La chaleur du moteur qui tourne (2016), d’effets de paysages avec des crêtes de reliefs montagneux que l’on pourrait rapprocher des premiers projets de décors qu’Appia réalisa pour Der Ring [L’Anneau du Nibelung] de Richard Wagner, ou des structures plus géométriques de la série Auditorium (2015), du dessin La Masse manquante (2015) et des œuvres liées à des fragments architecturaux de Louis Kahn, Dreaming of L. K. (2018), qui s’apparentent plutôt à ses projets d’« espaces rythmiques » pour le Festspielhaus de la cité-jardin de Hellerau, à Dresde.

B. L. A. : Le projet d’Auditorium relève en effet du lien entre musique et espace. Je n’avais pas pensé à Appia, mais, de manière plus générale, à l’idée d’architecture comme « musique figée » ou pétrifiée3. Dans mon parcours entre musique et installation in situ, cette idée a constitué un point de rencontre, un rapport à l’art qui se situe- raient ici et maintenant. C’est ainsi qu’est née la série Auditorium, rassemblant des « dessins-lieux ».

J. R. : Comme vous proposez à la fois des installations multimédias et des œuvres sonores ou visuelles autonomes, je me demandais si vous vous situiez dans l’héritage de l’œuvre d’art totale wagné- rienne (le fameux Gesamtkunstwerk) ou dans celle de « l’épreuve de l’étranger », pour reprendre le titre de l’étude qu’Antoine Berman consacre aux traductions littéraires des écrivains romantiques. Le processus de traduction d’une langue dans une autre, note Berman, « réveille des possibilités encore latentes et qu’elle seule [...] a pouvoir d’éveiller ». Elle devient, poursuit-il, « un but en soi, dont l’essence est plutôt de dénaturaliser radicalement la langue maternelle4 ». En suivant son raisonnement, on pourrait envisager la traduction du son de manière visuelle, ou l’image de manière sonore, comme consistant à rendre ces médiums étran- gers à leur définition canonique et à explorer, voire repousser, leurs limites traditionnelles.

B. L. A. : Si mes pièces sonores ont parfois des titres identiques à ceux de mes pièces visuelles, elles ne sont pas toujours faites pour être perçues ensemble. De même, la diffusion du son dans l’espace n’est pas systématique, voire assez rare. La coprésence se fait plutôt dans le cadre d’éditions limitées dans lesquelles, par exemple, un dessin accompagne une pièce sonore. L’association du visuel et du sonore que j’ai proposée en juillet dernier pour la manifestation L’art dans les chapelles se justifiait par l’architecture de la chapelle de Malguénac [Morbihan] avec sa voûte en plein cintre générant des contrastes de lumières ainsi que des contrejours tout au long de la journée. Si le son rend visible par l’oreille, s’il met en lumière, l’espace doit alors comporter des ombres portées, que j’ai essayé de faire vivre de manière sonore. J’utiliserais donc le terme de passage plutôt que de traduction. Le lieu est une caisse de résonance : j’ai d’abord beaucoup composé sur site et je me suis rendu compte, au moment des tests, que, lorsque l’on progressait dans la nef, il y avait des zones de sonorités plus ou moins physiques, parfois des zones de turbulence pénibles dont on pouvait s’extraire pour retrouver une zone plus calme. Un nouveau lieu s’est dessiné. Certaines basses fréquences investissent physique- ment l’espace, mais aussi les corps qui le parcourent. C’est là que les dessins sont intervenus.

J. R. : Vous avez rendu en quelque sort plus sensible, ou surligné, l’expérience sonore par la scansion de l’accrochage des dessins et par leurs intensités chromatiques et formelles.

B. L. A. : Oui. J’ai aussi laissé émerger des liens avec l’extérieur. Ce qui me plaisait dans cette chapelle, c’était sa vulnérabilité plutôt que ses signes de puissance. Elle est située au milieu de la forêt, l’humidité et la mousse pénètrent à l’intérieur. Puis, au moment où je composais, je me suis aperçu que le son dans le lieu induisait une bascule de l’écoute sur l’extérieur, sur l’environnement sonore alentour, que les oiseaux réagissaient différemment à telle ou telle sonorité. Cette porosité avec l’extérieur me semblait amplifier l’édifice autant du point de vue spatial que sonore.

J. R. : On décèle en effet souvent un dialogue entre l’inorganique et l’organique dans vos œuvres. Ce qui me fait penser à l’une de vos installations de la série Table de nuit intitulée Musique des sphères (2017), en référence à cette théorie antique d’une musique cosmique, perceptible mais inaudible. Les romantiques en ont fait l’emblème de l’état de cécité dans lequel nous serions en ne pouvant plus percevoir et nous accorder à l’harmonie du monde. Ils avancent parfois que le chant des oiseaux ou les bruits de la nature en seraient l’écho affaibli. Or, dans Vaulted Space (2018), la dernière pièce sonore qui accompagnait les dessins à Malguénac, des chants d’oiseaux se font entendre au bout d’une vingtaine de minutes, comme pour repeupler les tracés sonores abstraits de la voûte que l’oreille vient de « parcourir du regard ». Est-ce à dire que l’art nous permettrait de retourner à la réalité quasi ressourcé·e·s ou rendu·e·s plus clairvoyant·e·s ?

B. L. A. : Musique des sphères fait cohabiter une gravure de la musique des sphères et une situation d’atelier représentée par des éléments en équilibre qui semblent posés de manière précaire et accidentelle dans la boîte. D’un côté, il y a l’idée d’une harmonie parfaite de l’univers, d’une musique universelle et, de l’autre, un monde dans lequel on peine à organiser quelques petits morceaux de carton entre eux.

J. R. : Il est donc question du rapport entre l’idéal de l’ordre cosmique et le constat du chaos, y compris comme métaphore de l’art ?

B. L. A. : Oui, le chaos ou, tout simplement, le doute, l’inachevé, l’ouvert. La lecture d’ouvrages de science, d’astrophysique, de cosmologie a, depuis plusieurs années, une place importante dans mon travail. Certaines expériences de pensée scientifiques explo- rant des temps non linéaires m’ont beaucoup influencé. Comme le temps imaginaire dont les conséquences sur la matière espace- temps ont structuré plusieurs installations et ensembles de dessins. Cela m’a aussi mené vers des recherches sur le temps vertical, suspendu, sur l’instant poétique.

J. R. : En quelque sorte : comment faire durer l’instant ?

B. L. A. : Oui, le faire durer pour en explorer l’épaisseur, la densité, les limites. J’évoquais l’astrophysique, mais c’est peut-être aussi l’un des privilèges de l’art que de pouvoir suspendre le temps.


   Aubervilliers, Novembre 2019


   ROVEN #15
   Revue critique sur le dessin contemporain (F)
   (2020)



[1] Marie Cantos, Benjamin L. Aman. Retour dans la nuit, 2015, www.mariecantos.com/Retour-dans-la-nuit [consulté le 10 novembre 2019].
[2] Adolphe Appia (1862-1928) est un décorateur et metteur en scène suisse, réformateur du théâtre moderne à partir d’une réflexion, entamée en 1891, sur le trop grand naturalisme des mises en scène des « drames musicaux » de Richard Wagner. Pour le Festspielhaus de la cité-jardin de Hellerau, construite en 1909 pour les ouvriers et chefs des ateliers d’artisanat d’art de Dresde, il crée des « espaces rythmiques » propres à interagir avec les exercices de gymnastique rythmique élaborés par la nouvelle méthode du musicien Émile Jaques-Dalcroze. Déçu par l’espoir qu’il y plaçait d’une fusion entre acteurs et spectateurs, il enjoint à une véritable réforme de la vie, « sans témoins, sans spectateurs », à partir des rythmes biologiques dans L’Œuvre d’art vivant (1921). Voir Mary Elizabeth Vennet-Tallon, « Adolphe Appia et l’œuvre d’art totale », Denis Bablet et Élie Konigson, L’Œuvre d’art totale, Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 89-109.
[3] Il s’agit d’une expression de la Philosophie de l’art (1802-1805) de Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling [Ndl’A].
[4] Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et tradition dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1984, p. 21-22 (souligné dans l’original).