CONSTRUIRE LE SEUIL

Dans sa pratique du dessin, de la sculpture aussi bien que de la musique, Benjamin L. Aman ouvre des espaces imaginaires et abstraits. Ce sont autant de glissements dans d'autres possibles états de conscience qu'ils aménagent, car les espaces que l'artiste convoque sont aussi bien sensibles que mentaux, influant à la manière d'architectures sur la perception de ses occupants. Au cours de la dérive, on quitte progressivement les représentations usuelles pour aller vers de nouvelles appréhensions.

Un œil attentif observera, dans sa série de dessins, qu'il y est affaire de transitions – à commencer pour le regard, puisque chaque œuvre est balayée par des variations d'ombre : des relevés délicats, à l'aide de pastel sec ou de graphite, des passages des caches que l'artiste manipule pour réaliser ses dessins. Les formes troubles qui en résultent se soustraient à la clarté de la vue et participent alors d'une vision ténébreuse, quasi aveugle ; choisissant, à défaut de représenter leur objet, d'en offrir une image plus synesthésique, telle que pour La chaleur du moteur qui tourne. Elles excitent ainsi une autre sensibilité, quand elles invitent à entrer, parmi la nuit du pastel, dans la mémoire de leur espace. Car l'obscurité des dessins de Benjamin L. Aman préserve le souvenir de ces passages (ceux, bien réels, des caches), de ces présences fugaces qui ont foulé la surface de la feuille et marqué celle-ci de leurs ombres et Les espaces voûtés #1 dresse littéralement une architecture dans l’œuvre, que traversent les objets fantomatiques.

REDSHIFT, à travers 5 pièces sonores, propose autant d'expériences perceptives au spectateur. Chacune des pièces est écoutable sur un casque nomade, incitant ainsi à la déambulation. Traverser l'espace muni d'un des casques, c'est éprouver différemment l'environnement, ou même d'autres œuvres (dans le cadre d'une exposition), tandis que les nappes sonores de cette œuvre donnent le la à la perception. Si la musique du premier morceau, intitulé Redshift #1 l'étang, accorde sa mélodie à un lieu commun, marqué de monotonie – une eau stagnante à la surface de laquelle se forment des conglomérats et autres cristallisations ; les suivants se font de plus en plus aériens, ouvrant, à l'écoute du cinquième morceau, sur le lointain : REDSHIFT #5 le ciel distant. On ressent alors une impression de dissociation ... car l'espace, dans lequel nous faisait évoluer la musique, s'est détaché de la réalité ; adoptant, à l'oreille, une certaine abstraction en même temps qu'on glissait au gré des notes dans un espace éthéré.

À l'intérieur du petit espace circonscrit de la boîte de La Musique des sphères, une lumière descend depuis un néon sur des éléments de carton découpé, tous d'un gris uniforme. Il y a, soit par les dimensions de l'ensemble, soit par les matériaux convoqués, une impression de familiarité qui se dégage de ce décor intime ; une impression que sape, curieusement, le silence et l'opacité qui enveloppe ces objets, dont la simplicité augmente le mystère. Un hiatus pour l'imagination, découvrant l'aspect méconnaissable et éparpillé du petit arrangement ... de même que l'univers n'est pas l'espace ordonné qu'on imaginait jadis et qu'illustre une gravure reproduite dans un coin de l'installation par Benjamin L. Aman, mais répond en fait à un principe chaotique d'entropie. La Musique des sphères apparaît bien, sous ce titre idéaliste et suranné, comme le théâtre désordonné d'un univers miniature jouant avec les échelles et conférant des dimensions cosmiques à ces vestiges en carton.

   Antoine Camenen (2019)